Les tartines d’Émile
En rangeant un tiroir, je tombe sur cette photo en noir et blanc, et je suis surprise de ce qu’elle m’inspire.
Je ferme les yeux et je revois mon grand-père dans la cuisine. Je suis assise contre le radiateur, à l’angle du mur, comme d’habitude, et j’entends le ronronnement du frigo que je sais bien rempli, comme toujours. L’odeur qui flotte dans l’air est celle d’une soupe de légumes, préparée avec soin par mon grand-père qui quitte rarement la cuisine. J’entends le cliquetis de la machine à coudre de ma grand-mère, elle confectionne dans la salle à manger de jolies toilettes que je suis fière de porter. L’heure du goûter : c’est notre moment à tous les deux, à lui et à moi.
Pendant que je lui raconte ma journée d’école, il me prépare de généreuses tartines de pain frais. Pas du pain français, cette baguette pour mannequin, rêche et droite. Mais plutôt, un pain moelleux et dense, avec des tranches larges comme les bras d’une nounou espagnole, une mie blanche comme l’aube d’un hiver froid dans le Nord. Pas le Nord de la France, non, la Belgique, carrément.
Les tartines de mon grand-père.
Avec du beurre d’abord. De ferme, cela va de soi. Odorant.
Suant des gouttes rondes de bonheur.
La marchande nous l’apporte dans sa voiture blanche réfrigérée, tous les samedis. L’emballage est transparent et bordé d’un bleu soyeux. Il fait du bruit quand mon grand-père le déchire. Puis il le pose délicatement dans le beurrier en porcelaine de Tournai.
De la confiture ensuite. Maison, bien sûr. Dégoulinante.
Framboise ou mûre, selon le bon vouloir de la nature toute proche. Il me suffit d’ailleurs de relever la tête et de regarder par la fenêtre pour apercevoir le bois qui clôt le jardin, les buissons qui déchirent nos vêtements et les tachent de la couleur des fruits sauvages. Ah ! Les parties de cache-cache et les jeux de guerre qui ont jalonné mon enfance ! Pendant que les parents festoyaient à table, nous galopions dans les bois avec nos cousins, dévalant les pentes, nous égratignant sur les broussailles, mouillant nos chaussures dans les creux à proximité de la source. Ils ne se doutaient pas un instant, coincés qu’ils étaient entre la dinde et le pousse-café, combien ces moments de liberté nous étaient précieux et nous emmenaient dans des découvertes palpitantes, puis en grandissant, à la limite de la décence, voire du licite.
Vient pour suivre le fromage blanc, tout en onctuosité et en souplesse, étalé, lisse, immaculé. Il faut en mettre une bonne dose pour couvrir le relief des fruits de la confiture.
Tartine, beurre, confiture, fromage blanc.
Mais son amour pour moi ne s’arrête pas là.
La touche finale, c’est l’entrée en scène de la cassonade, ce sucre mal lavé, bien de chez nous. Non pas le sucre de cannes, tout orgueilleux de sa couleur dorée et scintillante. Non, le vulgaire sucre de betterave, non raffiné, qui sent bon la terre et la sueur, d’un blond sableux et doux comme une joue de vieille grand-mère. Tout l’art consiste à l’étaler sans emmener le fromage blanc, sans provoquer le mélange. Saupoudrer délicatement, en pluie. Éparpiller l’or sucré sur le blanc immaculé comme une fécondation du goût unique des tartines de mon grand-père.
Alors oui, quelle surprise que ce soit cette image de bonheur qui surgisse dans mon souvenir au moment où je contemple sa silhouette amaigrie sur la photo. Il pose dans un grand pardessus gris qui camoufle mal les os saillants de ses épaules. Son visage est terreux, ses pommettes sortent de ses joues comme si elles peinaient à se remplir d’air, de vie. Quelques semaines auparavant, il s’était évadé de son camp de travail basé en Allemagne. Küstrin se trouvant à une cinquantaine de kilomètres à l’est de Berlin, il avait parcouru à pied (et en train, quand il pouvait sauter dans un wagon en marche) les 800 kilomètres qui le séparaient de chez lui, mangeant ce qu’il trouvait ou ce qu’on lui donnait, pas grand’chose. Après 8 jours de marche et de convoi, il était enfin arrivé à l’orée de son village. Il avait décidé de se raser au bord de la Vieille Sambre pour être un peu plus présentable… Puis il avait pris le temps de passer au cimetière : sa première visite en homme libre devait être pour son père ! …
Peu après, quand sa mère l’aperçut sur le pas de la porte, elle tomba dans les pommes, tant il était méconnaissable avec ses 60 kilos pour son mètre 90.
La photo rend bien compte de l’horreur de la guerre. Mon grand-père n’a pas combattu. Il a eu faim. Ses blessures ne sont pas visibles, mais elles sont bien réelles, comme le montre son embonpoint et surtout son empressement à nourrir toute bouche qui lui est confiée, fût-elle de passage.